A situations exceptionnelles, réponses exceptionnelles : la menace terroriste fait de l’état d’urgence une situation dont il risque d’être difficile de sortir. Une mesure maintenue dans l’intérêt de tous ?

L’état d’urgence est en vigueur depuis maintenant plus de 500 jours en France. Cet état d’exception a été prolongé pour la cinquième fois en décembre 2016 pour courir jusqu’à la mi-juillet.

François Hollande a instauré l’état d’urgence au lendemain des attentats à Paris et Saint-Denis en novembre 2015, afin de permettre des perquisitions administratives et des assignations à résidence dans les plus brefs délais afin de ne laisser aucun terroriste s’échapper et d’empêcher d’autres attaques. Lors du premiers mois, plus de 2 700 perquisitions ont été effectuées et des centaines d’assignations à résidence ont été ordonnées. De telles mesures peuvent être prises contre tout individu, sans que les forces de police n’aient besoin d’un quelconque aval du juge.

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Les perquisitions administratives sous l’état d’urgence. Vidéo : J. Jürgens, A. Cailleteau

L’état d’urgence : l’arme ultime contre le terrorisme ?

« L’état d’urgence est le seul moyen efficace de lutte contre le terrorisme » d’après une source proche des Républicains. Même son de cloche au Parti socialiste, Manuel Valls affirmait dès janvier 2016 qu’il fallait prolonger l’état d’urgence « jusqu’à ce que nous soyons débarrassés de l’État islamique. »

Isabelle Attard, députée Verts du Calvados, loue aussi l’efficacité initiale de cet état d’exception. Pourtant, entourée de cinq autres députés (2 autres EELV et 3 PS), elle a voté contre sa prolongation dès le 19 novembre 2015 en raison de « la perception des dérives possibles qui n’ont pas tardé ». Elle appuie aujourd’hui son point de vue sur les rapports parlementaires : « On voit bien que le phénomène s’essouffle pour ne plus être efficace au bout de deux semaines. »

L’avocat Arié Alimi va plus loin : « L’usage intensif des perquisitions administratives est tout à fait contre-productif. » Le moment de l’intervention est en effet déterminant, une perquisition réalisée à la hâte peut nuire à l’enquête. Et la députée du Calvados se pose la question de l’après :

« On fait quoi au prochain attentat ? On décrète le couvre-feu ? Toutes les personnes qu’on suspecte potentiellement devenir des terroristes, on les met en prison, avant même qu’elles aient fait quoi que ce soit ? »

Pour Isabelle Attard, la réflexion sur l’état d’urgence pose une véritable question de société : « L’état d’urgence est un paravent. C’est ce qui permet de ne pas se poser les bonnes questions et de faire croire à la population qu’elle est protégée, or elle n’est pas plus protégée avec l’état d’urgence. »

Bloqué chez soi pendant des mois

Sofiyan. – Capture écran : France 3

Dès le lendemain des attentats de Paris, des policiers débarquent aux alentours de 23 heures chez Sofiyan pour lui annoncer son assignation à résidence. Il purgeait alors une peine de prison aménagée après avoir été condamné en 2014 pour association de malfaiteurs. Il est accusé d’avoir organisé le départ de combattants djihadistes vers le Mali.

Bloqué à Fresnes (Val-de-Marne) pour les 17 mois à venir, Sofiyan ne peut plus travailler dans l’entreprise familiale et doit renoncer à tout salaire. C’est le début d’une vie rythmée par les trois pointages quotidiens au commissariat de l’Haÿ-les-Roses (94). Un stress permanent. A chaque fois que son assignation sera renouvelée, la nouvelle lui sera annoncée lors du tout dernier pointage. Pendant des mois, Sofiyan affronte la peur de la routine, « celle qui bloque », qui n’a ni but, ni justification concrète. A chaque fois qu’il se rend au commissariat, il est fouillé intégralement, il ressent l’étiquette du « radicalisé », du « coupable » qu’on lui a accolée. C’est le cas face aux policiers, mais aussi face aux amis : l’assignation à résidence coupe du reste du monde, elle isole et casse les liens sociaux.

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Les assignations à résidence sous l’état d’urgence. Vidéo : J. Jürgens, A. Cailleteau

L’assignation à résidence de Sofiyan prend simplement fin après « une année et demi de perdue » et un recours devant le Conseil d’Etat. Soupçonné pendant plus d’un an, aucune autre forme de procès ne lui sera intentée.

L’histoire de Sofiyan n’est pas un cas isolé. L’avocat Arié Alimi défendait il y a quelques mois 17 individus assignés à résidence. Aujourd’hui, ils sont encore deux à être « dans cet entre-deux insupportable, entre la prison et la liberté, qui crée des traumatismes. » Dans son cabinet, plusieurs articles sur l’état d’urgence donnent le ton :

« C’est la première fois que la parole de l’État a valeur de preuves. »

Il insiste sur le caractère performatif des accusations, quelque chose de tout à fait kafkaïen : l’intérêt qu’on porte à un individu en tant que coupable fait de lui un suspect, et donc un potentiel coupable.

Maître Arié Alimi dans son cabinet parisien. – Photo : Jannik Jürgens

L’état d’urgence : composante du terrorisme ?

Cet état d’exception mettant en cause les libertés fondamentales des individus – de mouvement, de réunion – ne prendra sans doute pas fin prochainement. Maître Alimi prévoit un maintien durable de l’état d’urgence en France, s’appuyant sur les analyses des situations d’exception qui durent en France et des états d’urgence dans le monde.

Le 14 juillet 2016, François Hollande annonçait la fin de cet état d’exception en affirmant : « On ne peut pas prolonger éternellement l’état d’urgence. Nous avons maintenant une loi permettant d’agir contre le terrorisme. » Mais le soir-même, le camion déboulant sur la Promenade des Anglais à Nice conduisit à une prolongation de l’état d’urgence de six mois. Le 15 mars dernier, le garde des Sceaux estimait que les conditions nécessaires pour assurer une levée de la fin de l’état d’urgence étaient réunies. Trois jours après, l’attaque qui survenait à Orly rendait ses propos caducs.

Maître Alimi va jusqu’à émettre l’hypothèse d’une volonté consciente du maintien de l’état d’urgence par les terroristes : « L’état d’urgence est un aboutissement du terrorisme, puisqu’il maintient l’idée que la menace est permanente. »

Le risque politique de la sortie de l’état d’urgence est en plus très fort : que dira-t-on du gouvernement ayant mis fin à l’état d’urgence si un attentat se produit un mois après ?

Puisque le maintien ou non de l’état d’urgence n’est visiblement pas un thème de campagne, rendez-vous après les élections pour les prochaines discussions sur une nouvelle prolongation…


Chronologie des états d’urgence en France. – J. Jürgens, A. Cailleteau